Reims Polar 2024 #06 – Steppenwolf de Adilkhan Yerzhanov

(Le scénario ne tenant qu’à un fil, cet article comprend des spoils)

Ah, si on m’avait dit que je reverrais un film d’Adilkhan Yerzhanov !

Pour mémoire, j’avais expérimenté son Assault, il y a deux ans, et j’étais resté on ne peut plus mitigé devant un rythme bipolaire mal réparti : 95% de préparatifs et d’humour pas toujours très raffiné pour 5% d’action. (Une histoire de branquignoles de parents d’élèves qui partent en guerre eux-mêmes contre des terroristes dans une école). Mais le film avait été acclamé durant la cérémonie de clôture et avait remporté une doublette de prix au palmarès du festival. J’en avais déduit que Yerzhanov et moi, nous n’avions pas tout à fait le même feeling et que je n’étais pas fait pour être de son public.

Pour Steppenwolf, en toute honnêteté, je n’avais pas fait le rapprochement avec le célèbre réalisateur kazakh. (Genre, comme s’il y avait 36 réalisateurs de polars au Kazakhstan. RIP ma naïveté.)

Le pitch m’intéressait, une histoire de vieux flic sans filtre qui aide une jeune femme handicapée, quand personne d’autre ne veut s’y coller. Un peu le syndrome True Grit, défense de la veuve et de l’orphelin, quelque chose de positif et bienveillant.

Bordel, si on m’avait prévenu ! Cette fois, 125% d’action, pour 0% de temps mort.

Ça gicle de partout. C’est costaud, choquant, immoral, ça vous retourne l’esprit autant qu’une essoreuse et pourtant la conduite du film est bonne, avec un sujet bien mené.

On y retrouve aussi la veine et l’humour cynique de ce metteur en scène.

J’en suis ressorti avec le sentiment ambivalent d’avoir assisté à un bon film – dans le fond, je l’ai apprécié malgré une gêne persistante -, mais qui par sa violence totale va avoir du mal à trouver sa place dans le marché du cinéma.

C’est l’heure du polar à grand renfort de TW.

Steppenwolf de Adilkhan Yerzhanov

De quoi ça parle ?

Dans un pays ravagé par la guerre civile où les gens s’assassinent gaiement à la kalachnikov, un enfant disparaît.

Il jouait à la balançoire, et puis il est parti, et maintenant sa mère n’arrive plus à le retrouver, le coup classique.

Seulement, sa mère présente un handicap mental qui l’empêche d’exprimer clairement ses pensées, outre un bégaiement prononcé, et donc, errante comme une damnée au milieu des morts, elle va frapper à toutes les portes pour essayer de trouver quelqu’un pour l’aider.

C’est ainsi qu’elle finit par débarquer dans une cellule où l’on torture des prisonniers. Une fusillade a lieu au même instant, elle marche entre les balles et les cadavres, protégée par son innocence. Dans cette cellule, un dénommé Brajyuk est toujours vivant, un des bourreaux. Il promet de l’aider à retrouver son fils, si en échange elle le fait sortir.

S’ensuit une quête sous forme de road trip dans laquelle Brajyuk ne cesse de maltraiter cette fille handicapée qui la suit comme un chien. Il ne pensait pas qu’elle continuerait à le coller, lui qui n’est ni gentil, ni bien intentionné. Leurs chemins convergent pourtant dans la même direction et un même but : arrêter un convoi de trafiquants d’enfants. Elle pour récupérer son fils, lui pour venger sa défunte famille.

Pourquoi voir ce film ?

Pour l’interprétation entrecroisée de l’actrice Anna Starchenko et de l’acteur Berik Aitzhanov. Leur duo est assez incroyable, d’autant que leurs personnages respectifs ne sont pas évidents à incarner, avec des nuances et beaucoup de jeux d’élocution. Si le Reims Polar comprenait un prix d’interprétation masculine et féminine, j’aurais tout donné volontiers pour ces deux-là.

Faut aussi parler du barbarisme de ce film. Le climat de guerre civile n’est pas expliqué, juste montré à l’écran. On est ainsi projeté immédiatement dans un univers brutal dans lequel on ne peut sérieusement vivre longtemps. Les personnages échappent à ce qu’ils auraient pu être dans un multivers différent, les jours heureux planent autour d’eux comme des fantômes.

Brajyuk est un bourreau et un tueur à gages, mais lorsqu’il était jeune, il rêvait d’être danseur à la Michael Jackson. On croise dans le film d’autres destins artistiques brisés. Un musicien, froidement assassiné alors qu’il chantait. Un mec habillé comme pour la Fashion Week, et qui sortait tout droit de chez le coiffeur pour plaire aux filles. Comme s’il pouvait y avoir de l’amour au milieu de ce jeu de massacre. On voit à la manière dont Brajyuk mime ses mouvements de bassin que le romantisme fait partie des premiers tombés au champ de bataille.

Il y a aussi des enfants, qui comme les adultes, meurent jeunes. Il ne reste que leurs jouets, un ours en peluche abandonné, un rumicube, puzzle que plus personne ne viendra résoudre et qui tourne entre les mains désespérées de notre protagoniste handicapée.

Quant à Brajyuk, dont la psychologie est au centre du récit, il est ravagé entre des résurgences de sentiments positifs (Michael Jackson, les lunettes en forme de cœur qu’il porte tantôt), et une volonté de bain de sang nihiliste. Il a perdu le sens du bien et du mal dans l’exercice de sa profession. Lors d’une soirée-confession autour d’un feu de camp, il explique avoir un jour épargné un enfant, et que le prix à payer pour cela, a été le massacre de sa propre famille. (après avoir été dénoncé par cet enfant sauvé, ironie du sort).

Sa vie détruite pour s’être montré une seule fois humain, alors, à quoi bon ? Il en perd à son tour la parole et devient aussi bègue que notre protagoniste handicapée. Décidément, dans les steppes, la souffrance a bien du mal à se verbaliser.

Les deux personnages avancent ensemble vers leur tragédie. On ne sait plus très bien ce qu’ils comptent faire. Espèrent-ils encore quoi que ce soit de ce monde ?

Si vous aimez les trucs de guerre, de gros flingues et que vous ne craignez ni le sang, ni voir des organes dans des sachets en plastique, ni les coups de marteau, ni les bandes-son avec des personnes qui hurlent. Et si vous aimez bien Mad Max, Sicario et Benicio del Toro, à qui Berik Aitzhanov, l’acteur principal, ressemble étrangement, vous pouvez y aller.

Je précise que pour ma part, j’ai été dérangé non pas par les nombreuses scènes sanguinolentes, mais par la violence exercée par Brajyuk sur la protagoniste handicapée, qui se prend tout au long du film des humiliations et des baffes dans la gueule. (Oui, parce qu’en fait, on est très très loin du duo gentil de True Grit.) Sans compter que si la psycho de Brajyuk justifie une violence aveugle, on frise aussi parfois la violence gratuite.

S’amuse-t-on vraiment en regardant ce film ? Tout dépend du curseur de l’acceptable de chacun et de ce qu’on recherche en matière de divertissement. Celui qui subit la torture, finalement, c’est le spectateur. Des morts et des morts et des morts sans répit, jouant avec nos nerfs et notre seuil de tolérance.

Mais bon. Indéniablement, l’intensité de ce polar est également sa force. Il pousse à nous sortir de notre zone de confort et à nous montrer ce à quoi ressemble une société à la dérive. Et sans surprise, Adilkhan Yerzhanov est reparti encore une fois gagnant du festival, avec un nouveau prix de la critique.

Et je ne dis pas que je ne m’en referais pas un troisième de sa filmographie. Enfin… quand je me serais déjà remis de celui-là.

A bientôt pour le prochain film !

Retrouvez les précédentes chroniques du Reims Polar 2024 :

#01 LaRoy de Shane Atkinson

#02 Hesitation Wound de Selman Nacar

#03 The Last Stop in Yuma County de Francis Galluppi

#04 Only the River Flows de Wei Shujun

#05 Birthday Girl de Michael Noer

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