Festival de Cannes 2022 #06 – The Silent Twins de Agnieszka Smoczynska

Il s’en est passé des choses, cette semaine. Un réalisateur est mort suite à un malaise. Une militante est arrivée seins nus sur le tapis rouge pour dénoncer les viols en Ukraine. Pendant ce temps, la voiture d’une famille ukrainienne était retrouvée rayée de « Z », oui oui, tout cela simultanément à Cannes. Le président TikTok a démissionné. Puis le président TikTok a re-missionné, parce qu’on a dû lui dire qu’il pouvait pas lâcher le festival en plein milieu. On a invité des TikTokers pour faire la promotion du festival. Et puis, on s’est souvenu un peu tardivement que l’usage du téléphone portable est interdit sur le tapis rouge et en salles. Le festival de Cannes s’est fait traité de « festival de boomers » par divers journaux étrangers. La patrouille de France est venue nous faire coucou, mais ce qui m’a davantage marqué, ce sont les rondes incessantes de l’hélico à touristes du vieux port. Les noms des victimes des féminicides ont été déroulés sur la croisette. Un documentaire sur Diam’s a été plébiscité. C’est une caniche nommée Beast qui a gagné la palm dog cette année, pour son rôle dans War Pony.

Si nous sommes à moins de vingt-quatre heures de la remise des palmes, la compétition Un Certain Regard est déjà terminée.

J’vais vous parler d’une petite découverte de cette sélection qui n’a pourtant reçu aucun prix. Un film basé sur l’enquête de Marjorie Wallace, sur les sœurs Gibbons que l’on surnomme « les jumelles silencieuses ». (Pour ceux qui ne connaissent pas, wikipédia propose un article sur elles.)

The Silent Twins de Agnieszka Smoczynska

De quoi ça parle ?

De la vie de June et Jennifer Gibbons, librement romancée. C’est un biopic thrillerisé. (J’ai le droit aux néologismes, c’est Thierry Frémaux qu’a commencé avec sa comédie zombie et son road-trip d’adoption.)

Nos deux jumelles June et Jennifer ont conclu entre elles un pacte. Elles ne doivent jamais parler aux autres, si elles parlaient, c’est comme si elles mourraient. Elles doivent toujours agir exactement de la même façon coordonnée. Si l’une tombe, l’autre doit aussi tomber.

Une catastrophe se produirait si elles ne pouvaient satisfaire ces « tocs ». (qui n’en sont pas vraiment, sur le plan clinique, mais je n’ai pas mieux comme terme.)

Placées en établissement spécialisé, on tente de les séparer l’une de l’autre. Cela ne conduit qu’à des fugues et autres tentatives de suicide. Les jumelles se retrouvent plongées dans un état de catatonie.

Cela aurait pu être simplement une histoire malheureuse… Mais les jumelles silencieuses ont aussi un sévère penchant pour la criminalité. (outre l’écriture de romans glauques, qu’elles feront auto-publier) Voleuses, pyromanes, elles seront arrêtées et toutes deux internées en psychiatrie. Pendant onze ans.

A ce sujet, June Gibbons a dit par la suite que ce séjour en hôpital psychiatrique les avait détruit, et était abusif. En effet, il s’agissait d’une condamnation pénale. Là où un délinquant se prend au mieux deux ans de taule, elles se sont retrouvées condamnées à une durée beaucoup plus longue, à cause de leur vœu de silence. Les médicaments absorbés durant leur séjour ont eu pour effet de les assommer et de casser leur envie de vivre.

Finalement (je vous raconte la fin puisqu’il s’agit d’une histoire vraie), l’une des jumelles se laisse mourir pour « délivrer sa sœur ». Jennifer se sacrifie. June Gibbons mène depuis une vie tranquille dans sa communauté. Elle n’a plus besoin de soins médicaux, elle arrive de nouveau à communiquer, et il semblerait qu’elle cherche à se libérer de son passé.

Pourquoi voir ce film ?

Cette histoire est complètement dingue. Tout du long du film, j’ai souffert pour les jumelles et leur « handicap », car il y a bel et bien une dimension psychiatrique à ce pacte maudit, outre un trouble de langage initial (nommé cryptophasie, « phénomène d’un langage développé par des jumeaux identiques ou fraternels que seuls les deux enfants peuvent comprendre. ») qui a facilité leur entrée dans la voie du silence.

Je me suis demandé jusqu’où allait nous emmener le scénario, notamment quand les deux miss se retrouvent séparées par la vie : amoureuses du même garçon, c’est lui qui choisira l’élue. Au grand déplaisir de la jumelle. Passionnées toutes deux par l’écriture, une seule obtiendra la réponse positive d’un éditeur, tandis que l’autre…

C’est une histoire d’amour et de destruction, sans jamais tomber dans la caricature ou le cinéma d’horreur. On les observe avec malaise. Elles se cherchent, se possèdent mutuellement et tentent parfois de se tuer.

Il n’y a aucun moment d’espoir dans ce film, sauf quand June et Jennifer Gibbons se racontent entre elles des histoires d’enfant, montrées à l’écran sous forme de film d’animation type pâte à modeler.

La réalisation est très bien faite. L’interprétation des deux actrices principales est assez saisissante, même si ça manque parfois un peu d’émotion sur leurs visages. C’est glauque. Et triste. Et ça m’a fait penser, même si ça n’est pas du même niveau, à l’Elephant Man de David Lynch.

Comme tous les films cannois, celui-ci souffre de longueurs. Ça n’empêche que pour tous les amateurs d’histoires qui font peur, c’est une pépite à découvrir.

Retrouvez les précédentes chroniques du Festival de Cannes 2022 :

#01 Triangle of sadness de Ruben Östlund

#02 Plan 75 de Chie Hayakawa

#03 Holy Spider de Ali Abbasi

#04 Decision to leave de Park Chan-wook

#05 Pacifiction d’Albert Serra

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