Film : Dark Waters de Todd Haynes

Scénario de Matthew Carnahan et Mario Correa, d’après l’article The Lawyer Who Became DuPont’s Worst Nightmare de Nathaniel Rich

Le spectre de la pollution : le monstre qui vous empoisonne la vie.

Vous en avez perdu combien ?

190.

Vous avez perdu 190 vaches ?

Vous n’allez pas me dire que c’est normal, vous aussi ?

Dark Waters de Todd Haynes

Comme bien souvent, la plupart des bonnes histoires débutent par une grand-mère et une vache.

Non, j’exagère. La mémé n’est pas obligatoire. L’important, l’essentiel, le cœur en chocolat de ce moelleux pur beurre, c’est la vache.

Dark Waters de Todd Haynes, en plus, ne commence pas exactement par vous raconter son histoire de vache (on dirait une blague belge présentée comme ça…) mais par vous montrer deux jeunes gens fougueux, en plein bain de minuit dans un lac entouré d’arbres, pendant que le troisième pote, lassé de tenir la chandelle, s’exclame : « Hé, c’est quoi ça, dans l’eau ? »

Avec un incipit pareil, on pourrait s’attendre à tout — des Dents de la mer à n’importe quel bouquin de Stephen King — … sauf à un film de vaches.

Et pourtant.

« A la claire fontaine, m’en allant promener… »

Dark Waters, c’est l’histoire d’un fermier qui débarque en ville, dans le plus gros cabinet d’avocats d’affaires du coin, et qui aborde un mec en costard en lui parlant direct de sa grand-mère… « Oooh, gamin. C’est Mamie qui m’envoie. J’ai une vache qui va pas bien, peuchère ! »

(Désolé, mais l’accent du sud franchouillard est plus facile à reproduire que le patois de Virginie-Occidentale.) 

L’avocat, Robert Bilott, un peu gentil dans l’âme, va toutefois le prendre de haut et l’envoyer paître dans ses champs. C’est qu’il défend les magnats de la finance, lui, pas les petites gens.

Tout aurait pu s’arrêter là.

Mais bien vite, l’avocat un peu gentil va rendre visite à sa grand-mère, qui va lui ressortir un album du fond du tiroir sous la pile de droite, couvert de poussière, et avec dedans, je vous le donne dans le mille : la photo culpabilisante de bébé avocat Bilott, affairé à traire des vaches à la ferme du coin quand il courait encore en salopettes courtes et ne payait aucun impôt sur la fortune.

Ça vibre de la corde sensible, là, autant qu’une harpe à un concert d’Alan Stivell.

L’avocat va donc accepter de prendre le dossier, causer au fermier, à ses vaches, et s’apercevoir qu’il y a un problème.

« Dis, Mamie, c’est toi qu’est allée la dernière sur mon compte Amazon ? »

« Vous tenez vraiment à foutre votre carrière en l’air, tout ça pour un bouseux ? »

Dark Waters de Todd Haynes

Vous en avez sans doute entendu parler un jour ou l’autre : c’est le scandale sanitaire des poêles à frire Téflon.

(Et là, vous me dites : mais quel rapport avec les vaches ?)

Le Téflon est une molécule synthétique imperméabilisante qui était utilisée jadis à des fins militaires sur les blindés. C’était top et efficace, à tel point où des gens influents se sont laissé croire qu’il y avait sans doute moyen de récupérer cette même molécule pour faciliter la vie de la ménagère de moins de cinquante ans. (qui n’existe plus, on dit « femme responsable des achats de moins de cinquante ans » désormais, c’est tout de suite moins vulgaire.)

On en trouve absolument partout : des poêles à frire et casseroles antiadhésives aux rouleaux de moquettes.

Mais aussi et à titre d’exemple :

  • Dans les toitures du musée Georges Pompidou à Metz ou dans le stade du Havre,
  • Dans les additifs de carburant (cinquante fois plus efficace que l’huile !)
  • Dans les traitements antireflets de vos verres correcteurs, lunettes, lentilles…
  • Dans les raccords filetés en plomberie
  • Dans les prothèses vasculaires, en médecine,
  • Dans la semelle des fers à repasser,
  • Dans les pneus, dans les câbles électriques…
  • Et évidemment, le must, dans les cigarettes électroniques que vous portez à votre bouche. Le téflon sert d’embout et garantit un meilleur confort des lèvres.

Ça donne envie hein ? Comme dirait le chimiste du film, demander si absorber du téflon c’est dangereux, c’est un peu comme se demander ce qu’il vous arriverait si vous avaliez un pneu.

Il y a des seuils de nocivité bien entendu. Mais le scandale téflon démarre par une réalité : dans les usines américaines, les ouvriers sont tombés malades, ont commencé par développer divers cancers… Les femmes enceintes sur la ligne de production ont eu des enfants présentant des malformations… dans le meilleur des cas, lorsqu’elles arriveraient encore à avoir des enfants.

« Vous voyez Monsieur, lui, c’est le fils de votre « récepteur »… Il n’a qu’une seule narine… « 

Ça, c’est pour les mains touchant le téflon. Mais autre question : les déchets de l’usine, on en fait quoi ?

Eh bien, la firme DuPont, aux USA, a décidé d’acheter des fosses et d’enfouir les eaux contaminées dans des bidons. Puis quand il s’est aperçu que ça risquait de poser problème, si l’agence environnementale se penchait sur cette substance non encadrée, il a trouvé mieux : il a tout déterré, et tout revidé en douce dans des lacs, approvisionnant des puits. Alimentant aussi des réseaux d’eau courante.

Bref, les vaches buvaient cela. Le lait des vaches contenait de la poêle à frire. L’eau du robinet contenait des semelles de fer à repasser. Et l’organisme des fermiers contenait un peu de la toiture du musée Georges Pompidou.

Ils sont tous tombés malades. Beaucoup de morts, et personne pour le dénoncer.

Sauf l’avocat, qui a finalement pris en charge le dossier.

Et je ne vous dis pas la suite.

« DuPont a délibérément empoisonné plus de 170 000 citoyens pendant plus de quarante ans. Vous saviez, pourtant vous n’avez rien fait. »

Dark Waters de Todd Haynes

Alors, ceci n’est pas un documentaire à la Al Gore (Une vérité qui dérange) ni un faux documentaire à la Michael Moore (Fahrenheit 9/11, notamment).

C’est une fiction et c’est très probablement ce qui fait la puissance de ce film.

Quand vous voulez défendre une cause et que vous souhaitez persuader l’opinion publique, il existe diverses solutions, mais la plus simple n’est pas de présenter des données chiffrées, casse-dalle à scientifiques et casse-tête pour le reste des spectateurs.

Il faut choquer. Il faut faire peur. Et Todd Haynes réussit très très bien sur les deux tableaux. Vous sortez du cinéma, vous n’avez qu’une envie : balancer vos casseroles. (Quand bien même rappelons-le, le problème vient des déchets d’usine, non des produits qui en sortent. Même si l’angoisse est là et même si la question du risque sanitaire se pose toujours… C’est le constat du film : les entreprises mentent sur tout ce qui est susceptible d’être interdit par l’agence environnementale)   

Le réalisateur Todd Haynes a donc choisi de présenter une mise en scène du procès Téflon, par le biais du courageux avocat Robert Bilott qui a consacré vingt ans de sa vie à faire éclater ce scandale.

Le film emploie volontairement des ressorts du film d’horreur telles l’utilisation d’images trash (« c’est la première fois que je vois une vésicule de vache plus grosse qu’un cœur ! »), doublée d’images sans trucage (l’enfant qui a souffert de malformation à la naissance joue — sauf erreur — son propre rôle), la diffusion de l’autopsie des vaches. (images d’archive ? Je n’ai pas trop bien su dire.) Mais également des séquences clefs :

  • La vache devenue complètement folle, qui va charger le fermier et l’avocat. Elle va se prendre une balle dans le bide. Elle va quand même se relever et repartir à l’assaut.
  • Le chien zinzin qui tourne en rond sur lui-même en grognant.
  • Le cimetière d’animaux, ultra flippant, et qui rappelle vaguement Simetierre de Stephen King.
  • Sans compter la séquence d’introduction (les deux compères en plein bain de minuit, souvenez-vous) dont on ne connaît absolument pas la conclusion. Sont-ils vivants ? Morts empoisonnés ? A-t-on retrouvé leurs corps ? Quelle est la taille de leurs vésicules ?

Vous avez également des séquences qui sont communes à beaucoup de films de suspense : le cambriolage chez le fermier. (« On a volé ma vésicule de vache, con ! ») Ou encore, sans doute la séquence la plus palpitante du film, où l’avocat s’aperçoit être suivi dans un sous-sol désert… (Rien de paradoxal. C’est juste flippant.)  

Autrement dit, on ne s’ennuie pas dans ce film. Derrière le sujet sérieux, l’action se veut prenante. Le spectateur doit être diverti. Le thème de fond doit être insidieusement placé dans son esprit, sans qu’il le réalise. (Quand je vous dis que c’est flippant.)  

« C’est promis mon chéri, je t’en offrirai une autre de vésicule de vache. »

Dark Waters, c’est aussi un usage fort de symboles visuels, pour appuyer des messages implicites, transmettre des émotions. Vous remarquerez le nombre de scènes où l’avocat apparaît au volant de sa voiture, méditatif, cherchant sa route au sens premier comme au sens figuré. Les multiples panneaux de la circulation indiquant des virages, qu’il ne prendra pas tout de suite. Les plans filmés de travers, quand tout va de travers. Et les oppositions visuelles entre les buildings et les bosquets d’arbres.

La musique aussi, discrète mais présente, qui entre deux airs de country vient renforcer le discours. Je me souviens d’une piste sonore, où une note se répétait en boucle, et derrière, timide, on entendait une mélodie récurrente, faisant penser à une chaîne de production dans une usine.

L’enjeu dramatique est particulièrement fort, puisqu’on touche à la famille.

L’avocat est volontairement présenté avec sa femme et leurs trois enfants. Les mains de l’avocat sont souvent visibles pour mettre en valeur son alliance. On parle de sa grand-mère, on parle de ses parents, de sa paroisse, de la communauté. La plupart du temps, les victimes sont des maris, des épouses, des frères ou des enfants. Pour un meilleur impact, ce film désigne les morts par leur rang généalogique. (« vous n’avez rien fait pour mon frère… »)

Les acteurs maintenant. Deux grands rôles surtout, Mark Ruffalo (oui, Hulk, le docteur Banner de l’univers Marvel.) et Anne Hathaway (Interstellar, un des rares bons films que je lui connais.)

Il faut savoir que c’est Mark Ruffalo qui, choqué par toute cette histoire, a insisté pour monter ce film. Non seulement il est l’acteur principal, mais en plus, ce sujet lui tient à cœur.

Leur travail à l’écran est tant et si bien réussi qu’on en oublie qui ils sont. Et pourtant, le Docteur Banner et le personnage de l’avocat sont relativement proches de convictions et ne sont pas bien différents.

J’ai surtout apprécié l’utilisation faite à l’écran de la voix de Ruffalo. (en version originale. En VF, malheureusement, elle n’a pas du tout été travaillée de la même manière)

Là encore, tout est symbolique : l’avocat ne cause qu’avec un tout fluet filet de voix, tout juste si on l’entend. Pas de grandes plaidoiries, dans les moments de tension ce n’est jamais lui qui va hurler le premier. D’où la phrase en leitmotiv, répétée plusieurs fois tout au long du film : « Ne vous laissez pas bâillonner, Maître ! »

La transformation de Mark Ruffalo au fur et à mesure de ses péripéties judiciaires est assez impressionnante. (Non, il ne devient pas tout vert.) L’histoire s’étendant sur vingt ans, nous le voyons vieillir et souffrir, lui aussi malade. Et pourtant, il est toujours là.

Place aux monstres, maintenant.

Ce film en comporte deux gros : le spectre de la pollution et le spectre des groupes industriels.

Ces deux monstres sont immatériels, ils n’ont pas d’apparence physique ni même symbolique à l’écran. (Ou en tout cas, chaque film sur le sujet les interprète différemment.) Ils sont invisibles, intangibles… De telle sorte qu’il n’est pas réellement possible de lutter contre eux.

Et pourtant, ils sont présents.

« On lui a volé sa vésicule, votre Honneur. Non, pas la sienne… Celle de sa vache. Il la conservait dans son réfrigérateur. »

« Le système est truqué ! Ils veulent nous faire croire qu’ils nous protègent ! »

Dark Waters de Todd Haynes

Le spectre de la pollution, c’est cette crainte en vous d’être empoisonné à votre insu. C’est ce que l’on vous rabâche à longueur de journaux télévisés : le monoxyde de carbone, le glyphosate, les substances toxiques cachées, les additifs, les microparticules de ci ou de ça… Sur le même principe que le spectre de la maladie (avec le coronavirus, nous nageons en plein dedans), nous redoutons tous d’être contaminés et de tomber malades. Et de mourir, car là est la conséquence logique.

La pollution fait peur. Il s’agit d’un monstre bien réel et tout à fait contemporain.

Le spectre des groupes industriels, plus diffus dans ce film, va souvent de pair avec le spectre de la pollution, puisque pour polluer, il faut être une entreprise pingre et maléfique, avec de gros portefeuilles boursiers. On surfe sur la crainte d’être manipulé à notre insu et de servir des entreprises qui nous veulent du mal. Déjà en tant que salarié, mais aussi en tant que victime : que faire lorsqu’on se bat contre de grands groupes ? C’est le pot de fer contre le pot de terre.

Souvent, à l’écran, on va utiliser une société fictive avec un nom type bien trouvé, pour pouvoir l’accuser d’attaquer la veuve et l’orphelin. Après, on lui prête toutes sortes de « défauts » : extorsion de fonds (Money Monster), expériences illégales sur des individus humains (Hydra dans les Marvel) ou sur des animaux, ou comme dans le film du jour, pollution écologique plus dissimulation d’une substance hautement toxique…

Autre chose : principe récurrent, les grands groupes industriels cherchent à nous faire taire. Autrement dit, dans les récits de fiction, nous voyons souvent des agents privés, un flingue à la main, suivre à la trace le lanceur d’alerte. Un désastre sanitaire ou écologique peut venir cacher un meurtre. Et vice versa, un meurtre peut camoufler le désastre…

Deux films sur des scandales sanitaires, à mettre en parallèle avec Dark Waters.

N°1 : Le Mystère Silkwood de Mike Nichols (avec Meryl Streep) basé sur une histoire vraie de dénonciation de pratiques interdites dans le milieu de l’industrie du nucléaire. (Et la lanceuse d’alerte est donc inexplicablement morte dans un accident de voiture, le jour où elle devait rencontrer un journaliste…)

N°2 : The Constant Gardener de Fernando Mereilles, adapté d’un roman d’espionnage écrit par Monsieur John Le Carré, lui-même s’étant inspiré de scandales dans l’industrie pharmaceutique. Là encore, la lanceuse d’alerte a été tuée. L’affaire a été classée, même si WikiLeaks, en 2010, a fait tout un tintouin sur le sujet.

Il existe plein d’autres films similaires, mais ce qui est difficile est d’en trouver des divertissants, et pas uniquement inquiétants.

Côté littérature, je connais assez mal les livres sortis sur ce thème, mais on peut dire que les thrillers écologiques ont le vent en poupe. Des maisons d’éditions consacrent même leurs lignes éditoriales à ce sujet. C’est le cas de Tana Éditions, du groupe Editis.

Si vous lisez de bons bouquins dans ce domaine, n’hésitez pas à partager des titres dans les commentaires.

Enfin, je ne peux pas ne pas dire un mot sur les procès au cinéma. C’est la grande mode en ce moment. (À croire que les scénaristes sont en manque d’idée…)

Vous avez des grands procès racontés du point de vue des accusés à tort : Le Cas Richard Jewell, Red Corner, Présumé coupable, Omar m’a tuer.

Des procès racontés du point de vue des avocats : Michael Clayton, Le Verdict.

Plus rare, des procès racontés du point de vue du juge : My Lady, superbe film avec Emma Thompson.

Et comme dans le cas du jour, des procès soutenus du regard des victimes. (bon, et de l’avocat aussi.) Dans le même domaine, il faut citer Scandale sur le thème des promotions canapés dans les médias américains.

Voilà, si vous souhaitez développer une fibre juridique, vous avez quelques pistes à creuser.

Sur ce, j’entends les vaches qui meuglent, au loin. Pas que j’ai spécialement envie de le faire un procès pour tapage sonore (c’est la mode en ce moment) ou d’inscrire leurs cris mélodieux au patrimoine immatériel de l’UNESCO (c’est aussi la mode.) Je crois que c’est l’heure de la traite, tout simplement.

Et n’oubliez pas, méfiez-vous du téflon !

Regardez ce film, promis, vous verrez des casseroles dans vos cauchemars cette nuit.

Sources : Allociné, Wikipédia et Copyright TOBIS Film GmbH pour les photos.

10 commentaires sur « Film : Dark Waters de Todd Haynes »

  1. Eh bien, ma foi, ça me donne envie de le voir, ce film ! En tous cas, toute l’analyse que tu en fais est très intéressante, notamment les astuces employées pour susciter l’identification et donc, l’émotion.

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  2. Bravo et merci d’avoir développé 😉
    J’ai plus pensé à la fracturation hydraulique dans Gasland (=> https://www.dailymotion.com/video/xtslpi) de Josh Fox, et à Jeux d’influence, une minisérie diffusée sur Arte concernant Monsanto (=> https://www.liberation.fr/planete/2019/06/07/jeux-d-influence-l-affaire-monsanto-revisitee-en-serie_1732055)
    Pour éliminer nos batteries de cuisine, penser peut-être à les reconvertir en potées fleuries à poser sur les rebords de nos fenêtres, pas de pollution notable dans l’immédiat et ça interpellerait peut-être nos concitoyens ? 😉

    Aimé par 1 personne

    1. Yeah ! Merci de ton passage ! ^^ Je ne connais pas les deux que tu cites, je vais creuser ça ce weekend. J’aime beaucoup l’idée de reconvertir nos vieilles casseroles. Techniquement, ça doit être jouable, le teflon ne migrant qu’à la chaleur.
      Je suis sur aussi qu’en cherchant, on doit pouvoir trouver d’autres bons plans recyclage. 🙂

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      1. Ahahah ! Quand j’ai compris qu’on parlait du teflon dans le film, je me suis dis qu’il devait y en avoir partout chez moi aussi … le teflon a encore de beaux jours hein, tout comme plein de bons produits chimiques bien cancérigènes …

        Aimé par 1 personne

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