D’après un scénario de Scott Kosar
Trevor Reznik : le monstre qui ne pouvait plus dormir
« Ne vous inquiétez pas… Personne n’est jamais mort d’insomnie. »
The Machinist de Brad Anderson
Quand on m’a dit « ce weekend, tu vas chroniquer The Machinist », honnêtement, j’ai ri.
Ce film est barré au possible, avec un scénario malaisant. Les images enchaînent les symboliques à la Lynch. Elles suintent d’une déprime à la Dostoïevski. Le tout est accompagné d’une musique de cordes qui donne envie de se pendre. (Ça tombe bien, c’est pile dans la thématique…)
Je ne pouvais donc pas refuser. C’est une pépite, et je vais vous raconter pourquoi.
Le pitch en quelques mots :
* générique du début *
Un homme jette à la mer un cadavre roulé dans un tapis, avec une guigne pas possible. Effroi : le mec trébuche, le tapis se déroule, le macchabée va révéler son identité et… gros plan sur le visage de l’assassin. Puis une voix lointaine « Eh ! Vous ! Qui va là ? ».
* ellipse temporelle, ce qui fait qu’on ne comprend rien. *
Trevor Reznik — plus maigre tu meurs — souffre d’insomnies. Cela fait un an qu’il ne dort plus. Il a aussi perdu l’appétit, mais pas le goût des femmes : la nuit il s’occupe à draguer les barmaids et sa petite escort girl du coin. Seulement, ses insomnies commencent à lui courir sur le haricot. Il est distrait, dangereux et pâtit de troubles de la mémoire. Sa solution est de se laisser des post-its un peu partout dans son appartement. Trevor a trouvé son équilibre…
Et puis un jour, patatras. Il commet une erreur d’inattention à son travail, ce qui va coûter le bras gauche de son collègue. (Si vous n’aimez pas voir des membres arrachés par des machines industrielles, fermez les yeux.)
Trevor comprend que ses autres camarades qui ne l’ont jamais apprécié vont tenter de se débarrasser de lui. Le monde entier lui en veut, à Trevor… D’ailleurs, il le sait, il le sent. Quelqu’un le suit. Des post-its supplémentaires apparaissent sur son frigo, qu’il n’a jamais écrit.
On lui propose de jouer à un pendu. Six lettres à découvrir, avant qu’il ne soit trop tard.
Trop tard pour quoi, hein, là est la question. Pourquoi ce pendu ? Pourquoi ces post-its ? Et pourquoi ces insomnies bizarres et cette paranoïa galopante ? Voilà, vous vous trouvez maintenant au même point que ceux qui entrent dans ce film. C’est le bordel, on n’y pige que des miettes, mais nous avons heureusement une certitude : quelqu’un est mort.
C’est un point de départ idéal pour un thriller psychologique décousu.
(Interdit aux moins de douze ans, une bonne partie de ce film vous fera faire des cauchemars.)

« Il m’arrive des choses bizarres Steevie… Une sorte de complot… Il y a eu un accident à l’usine. Un homme a failli mourir par ma faute. À présent, les autres sont contre moi, ils veulent me virer. C’est normal. Mais c’est la façon dont ils s’y prennent, leurs regards… Leurs petits jeux… »
The Machinist de Brad Anderson
Hollywood n’aime pas Trevor Reznik :
Lorsque Brad Anderson, le réalisateur, a proposé un film sur un mec au seuil de la mort, rongé par des angoisses et persuadé d’être suivi, on s’est empressé de lui fermer au nez la grande porte des studios de cinéma.
Brad Anderson ne s’est pas démotivé, il est simplement allé frapper ailleurs, en Europe où l’on affectionne les films d’auteur. Bye bye Los Angeles et bonjour Barcelone ! Ceci est une coproduction anglaise, française et espagnole, et un tout petit peu américaine, juste pour dire que.
Dans son siège secret de la ville de Gaudi, Brad Anderson a pu réunir quelques acteurs courageux, notamment Christian Bale (Batman ou Le Prestige) et Jennifer Jason Leigh (la mère, dans la série Patrick Melrose). Le rôle de Trevor Reznik a demandé beaucoup d’efforts à notre homme chauve-souris. Christian Bale a perdu 28 kilos en trois mois, au point où on lui a imposé d’être suivi médicalement et de faire un peu gaffe quand même. Il voulait descendre à 45 kg. On lui a dit : « Oh, Christian, faut que tu te calmes ! ». Finalement, ils ont négocié pour un 54 kg au doigt mouillé.
Sa recette minceur de l’extrême : eau, une pomme et un café par jour, et de temps en temps du whisky. (Ne le dites pas à votre diététicien, mais ça marche bien !)
À fond dans son rôle, notre acteur pouvait enchaîner les nuits blanches pour rendre Trevor plus « crédible ». Le résultat est bluffant et j’ose espérer qu’il y a eu recours à un peu de maquillage quand même. On est tous d’accord, cri unanime : dans The Machinist, Christian Bale a l’air mûr pour l’hôpital.
Si je devais faire un lien entre Trevor Reznik et un autre personnage… Je choisirais le Joker tel qu’interprété par Joaquin Phoenix. Les deux possèdent des points communs : rejetés, malades, dansant sur le fil. Sauf que Christian Bale est passé inaperçu aux cérémonies de remises de prix (même pas un cure-dent doré !), alors que Joaquin Phoenix a reçu un panier garni de récompenses rutilantes. C’est la différence entre un premier film avant-gardiste d’un réalisateur peu connu et un film estampillé DC Comics, déjà attendu par le public avant sa naissance.
Mais… peu importe et sans rancune ! Si vous avez aimé Joker, vous apprécierez The Machinist.
C’est un film que l’on peut découvrir vingt ans plus tard sans souci, il ne peut pas vieillir.

Une merveilleuse histoire de temps :
Dans The Machinist, quelqu’un a bloqué les aiguilles du réveil. Si Trevor nous dit qu’il ne dort plus depuis un an, nous avons l’impression de vivre une nuit éternelle, qui s’étire, qui s’étire… Au point de confondre rêves et réalité.
Sur l’affiche du film, vous pouvez lire la question suivante : « Comment peut-on se réveiller d’un cauchemar lorsqu’on ne dort pas ? »
Ce n’est pas évident. Peut-être que d’une certaine manière, ce qu’il inflige à son corps est sa manière un peu particulière de se pincer pour sortir du sommeil. Parfois on s’interroge : est-ce lui qui ne veut pas dormir ou est-ce le repos qui le fuit ? Quand on le voit boire café sur café, on se questionne sur sa volonté à s’en tirer. Trevor chercherait-il à se faire du mal ?
Brad Anderson a expliqué s’être inspiré de l’expressionnisme des vieux films d’horreur, comme Nosferatu, afin de créer une atmosphère singulière. Quel que soit le moment de la journée, vous aurez l’impression d’être toujours et encore dans la même nuit.
De plus, l’histoire étant racontée de manière à vous plonger dans la confusion. Le quartier de Trevor pourrait se trouver dans n’importe quelle ville du monde. Des objets anciens s’opposent à d’autres modernes, il vous est impossible de dater ce film qui n’a pas d’arène temporelle.
Vous vous retrouvez dans la mécanique du rêve, avec ses désirs refoulés, ses symboliques récurrentes. Des images qui reviennent sans cesse, mais à chaque fois avec un petit quelque chose de différent.
Parfois, vous allez apercevoir un cercle. La scène suivante, vous découvrirez le même cercle, mais ce sera l’allume-cigare de la voiture de Trevor. Ou une fenêtre ronde comme un hublot. Un vase, une tasse. Un détail d’un décor qui va capturer votre attention, parce que vous avez l’étrange impression que les images se superposent. (et parce qu’elles sont composées pour attirer le regard pile où il faut.) Tout au long du film, vous allez ressentir plus ou moins consciemment ces « déjà vus » que l’on aime tant au cinéma. Sauf qu’habituellement, ce sont les personnages qui vous disent « Wait… j’ai déjà vu ça quelque part ! » (Trevor lui-même cède à cette tirade, vers le milieu du film). Mais là, c’est vous, pauvre petit spectateur, qui êtes mis à mal par un réalisateur coquin.
Lorsque pour la troisième fois, vous allez assister à la même croisée des routes, avec à gauche l’enfer, à droite le paradis, vous allez comprendre qu’on se moque de vous.
Vous rêvez ! Vous cauchemardez ! Ce n’est pas Trevor… c’est vous.

« Je suis tellement fatigué… »
The Machinist de Brad Anderson
Cauchemars et symboliques :
Wikipédia nous le définit ainsi :
« Un cauchemar est un rêve causant une forte émotion négative, le plus communément de la peur ou de l’horreur, mais également du désespoir, de l’anxiété ou une grande tristesse. Ce type de rêve peut impliquer des situations de danger, de mal-être psychologiques ou physiques, de terreur. »
On prétend que les cauchemars nous permettent de mieux assimiler nos émotions, notamment en créant des « simulations de menaces ». Ils apparaissent surtout après avoir vécu subi un traumatisme.
Très important enfin, en anglais « nightmare » provient de l’expression « night-mare » en deux mots. C’est à dire littéralement une cavale de nuit. Comme ça colle bien à ce film !
Porter à l’écran un cauchemar, c’est un exercice casse-gueule parce que cela signifie communiquer aux spectateurs des impressions somme toute assez désagréables. De plus, au cinéma, les intrigues doivent être intelligibles, ce qui va à l’opposé du mécanisme heuristique des rêves. Et puis il faut encore éviter les résolutions de type « Ah, en fait, c’est un rêve ! » clichées et décevantes… Brad Anderson — toujours inspiré par Lynch — a du alterner les séquences compréhensibles (le plus souvent quand Trevor flirte avec les femmes) et celles brouillant les pistes.
On note beaucoup d’images fortes, propres aux cauchemars :
- Du gore : meurtres violents, personnages mutilés avec des gros plans sur ce qui vous fera grincer des dents. Des flots de sang bien poisseux qui vont se déverser du congélateur jusqu’à tremper le sol et à salir le plafond de la voisine du dessous. (ambiance Shining, youhou !)
- Des incohérences visuelles : par exemple, le mec qui a un orteil greffé à sa main, à la place du doigt. Il se balade toujours avec des lunettes de soleil, même la nuit. Personne ne réagit : c’est significatif.
- Le retour à l’enfance : allez savoir pourquoi, durant nos rêves, on régresse. Trevor Reznik fait une fixette sur sa propre mère, ce qui est étrange, puisqu’elle n’apparaît à aucun moment dans l’histoire. Mais il va avoir le besoin irrépressible de sortir les albums photos et de repenser à sa jeunesse, quand il vagabondait du stand de glaces aux manèges. Très vite, d’ailleurs, Trevor va aussi se sentir très concerné par les gamins, pour le meilleur et pour le pire. Lorsqu’il va jouer au pendu, jeu de l’enfance par excellence… Trevor ignore toujours qui est son adversaire, mais… il a une curieuse intuition.
- La thématique train fantôme : s’il y a une séquence forte que j’aurais aimé vous décrypter image par image, c’est celle-ci. Vers le milieu du film, Trevor rentre contre son gré dans un train fantôme et tandis que le wagon circule doucement sur les rails, il va voir défiler l’horreur puissance dix. Ce manège se nomme « la route 666 ». À l’intérieur, tout d’abord, Trevor se veut rassurant, il commente les automates, rigole et dédramatise. Et puis, les vampires et squelettes rigolos laissent place aux véritables monstres : les tueurs en série, ceux qui abusent des femmes, ceux qui laissent trainer des viscères un peu partout. Plus le véhicule avance et plus l’imaginaire s’efface au profit du réel. C’est la première prise de conscience de Trevor et une séquence clef.
On aime particulièrement quand le wagon arrive à la croisée des chemins, à gauche l’enfer et à droite le paradis. Trevor s’écrit comme un gamin « tourne à droite ! vite ! ». Mais comme il s’agit d’un train fantôme, évidemment, la machinerie l’entraine vers l’enfer. Inexorablement, car on ne triche pas avec les mécanismes. Notre héros le sait, puisqu’il est lui-même conducteur de machines. Il refuse cependant les conclusions logiques qui apparaissent à lui.
La séquence train fantôme va être écourtée par une crise d’épilepsie d’un des passagers du wagon.
Anodin ? Pas du tout. D’une part, cela permet d’interrompre la prise de conscience de Trevor au moment où il aurait pu comprendre ce qui lui arrive. (Ressort scénaristique propice !) D’autre part, l’épilepsie est considérée comme la forme diurne du cauchemar. C’est encore une fois un écho à ce que traverse notre monstrueux héros.
Lors des épisodes cauchemardeux, vous allez aussi retrouver des incursions du réel au milieu du rêve. Ici, c’est Dostoïevski qui vient jouer les guests. Reznik se passionne pour son livre L’Idiot. Une des salles du train fantôme se nomme « Crime et châtiment ». Dans Les Frères Karamazov, le protagoniste reçoit la visite du diable, qui se nomme Ivan. Tiens donc ! Trevor n’aurait pas un collègue prénommé ainsi ?
Il y a d’autres références qui se cachent, évidemment. Si vous ne connaissez pas Dostoïevski, sachez en résumé que c’est un merveilleux auteur russe et que pour trois bouquins achetés, une séance de psychothérapie vous sera offerte. Lisez-le, c’est bien, mais quand vous avez le moral, uniquement.
Son roman L’Idiot présente lui aussi un récit sur fond d’épilepsie, dans une narration un rien chaotique. Le protagoniste est malade. Il a beau être innocent, il n’arrive pas à s’insérer socialement de sorte que les gens en viennent à penser qu’il souffre d’une étrange déficience mentale. Comme Trevor ! Quelle coïncidence !
Oui, il n’en a pas l’air comme ça, mais The Machinist est en réalité un film très littéraire.

Parlons monstre :
Alors… Trevor Reznik. Drôle de nom, n’est-ce pas ?
Il s’inspire de celui de Trent Reznor, fondateur du groupe de rock Nine Inch Nails. Reznor est un musicien compositeur habitué des bandes originales de film, comme celles de Gone girl, The Social network ou encore Lost Highway de Lynch (décidément, on cite beaucoup Lynch, aujourd’hui.). Le magazine Spin l’a décrit comme « l’artiste le plus vital de la musique ». Il a également rejoint la liste Times des personnes les plus influentes du monde millésime 1997.
Si vous possédez un œil attentif, vous retrouverez tout un tas de références à Nine Inch Nails dans le film.
Trevor Reznik est un monstre construit autour d’un concept. Il est métaphorique, abstrait, aussi insaisissable que le cauchemar qui le poursuit. Il n’a pas toujours été ainsi, auparavant, il était un homme normal. Cependant, quelque chose l’a transformé en ce personnage un rien désincarné.
Hormis son présent : conducteur de machine, insomniaque, anorexique, nous ignorons tout du reste. Mais quel lourd secret cache-t-il ?
C’est pour autant un être humain, doté d’une sensibilité forte et d’un appétit sexuel vorace. Il trouve son salut dans les femmes, sans pour autant ne jamais réussir à construire quelque chose de tangible avec elles. On l’y invite pourtant. La barmaid voudrait qu’il l’emmène au cinéma. La prostituée souhaiterait arrêter ses passes et qu’ils se mettent en couple. Les femmes sont importantes pour le personnage de Trevor, elles nous rappellent qu’il est vivant et non spectral.
Trevor Reznik est aussi marqué physiquement, signes visibles de son état mental dégradé. Nombreux sont les plans où nous observons ses cernes, ses os qui sortent presque de sa peau, son visage blessé, bleui, frappé. Il n’est pas laid, mais il fait mal à voir. On pourrait dire qu’il a le sex-appeal d’un rat.
D’ailleurs, quand Trevor s’enfuit, il se sauve par les égouts pour se mettre en sécurité parmi les siens.
Trevor Reznik souffre d’une variante de l’insomnie fatale familiale, encéphalopathie rare qui entraine :
- Des insomnies croissantes, des crises de panique et de paranoïa,
- Des hallucinations,
- Une perte de poids rapide,
- De la démence,
- La mort.
La pathologie qui a inspiré celle de Trevor a été découverte relativement récemment en 1765. Elle compte quelques centaines de cas au niveau mondial. Lorsqu’elle se déclare, le malade dispose d’une espérance de vie de dix-huit mois. Il n’existe à ce jour aucun traitement. Trevor ne souffre pas véritablement de cette maladie, mais ses symptômes ont été calqués dessus, car elle permet de voir l’impact du manque de sommeil sur le corps humain.
J’ai déjà fait un rapprochement entre notre Trevor Reznik et le personnage du Joker. Mais, je pourrais aussi vous faire un parallèle entre lui et Dominic Cobb incarné par Di Caprio dans Inception.
Inception, film dans lequel les rêves sont fabriqués à des fins mercantiles, connaît aussi des instants « perte de contrôle » lorsque le subconscient cherche à se défendre.
Christopher Nolan aime les films oniriques, parce qu’il a également réalisé Insomnia, un thriller psychologique dans le même genre.
Mais si vous voulez le plus grand insomniaque de l’histoire du cinéma, il faut vous pencher sur le cas de Travis Bickle, le Taxi Driver.
Au rayon horreur, vous trouverez tout un paquet de monstres s’en prenant à ceux qui s’endorment. Cela va de la bestiole cachée sous votre lit à la Disney (Monstres et Cie) à Freddy Krueger (Les Griffes de la nuit). De nombreux prédateurs rôdent dans le noir…
Mais The Machinist a pour particularité de traiter différemment ce thème. Trevor n’est pas un chasseur en quête d’une proie. On en revient à la question première de l’identité d’un monstre.
Post-it n° 23 sur la porte du frigo : Trevor Reznik, qui es-tu ?
Sources : Allociné, Wikipédia, photos Copyright D.R. et/ou Copyright CTV International
Pffiuuu, toujours aussi étayés tes articles ! Et toujours aussi poussée, ton analyse ! Bravo pour ce décortiquage hyper intéressant et précis !
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Je me suis bien amusé 🙂
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Le moins que l’on puisse dire, c’est que ta chronique tient éveillé ! Impossible de piquer du nez en se baladant dans ta Monstrothèque ! De l’énergie en barre !
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