Scénario pondu à partir du livre The elephant man and other reminiscences du Dr Frederick Treves et du livre In part on the elephant man : a study in human dignity de Ashley Montagu.
L’homme éléphant : halte aux apparences trompeuses !
Amis amateurs de monstres, si vous avez un cœur, ce film va vous le briser.
Aujourd’hui, nous parlerons sur un ton léger de pachydermes, brouillards, flammes vacillantes et de cruauté.
« Un frisson d’horreur vous parcourra. Pourtant ce n’est pas un film d’horreur. La chaleur de l’amour vous envahira. Pourtant, ce n’est pas un film d’amour. C’est la terrifiante histoire vraie d’un véritable monstre qui était aussi un véritable être humain. »
Elephant Man de David Lynch
Le pitch, en quelques mots :
Dans une fête foraine, un cabanon attire l’attention. Un drap imprimé vous invite à entrer. À l’intérieur, après le divan de la femme à barbe, vous approchez d’une cage. Vous ne voyez pas ce qui s’y cache, mais une chose est certaine : les spectateurs qui l’examinent s’en écartent ensuite en hurlant. Les épouses dans leurs belles robes brodées se mettent à pleurer, tachant leurs dentelles subtiles d’auréoles de morve.
Vous ne savez toujours pas ce que renferme la cage, mais un bonimenteur vous explique qu’il s’agit de l’homme éléphant.
(Entre temps, vous avez quelques plans de coupe sur un éléphant qui barrit et une femme qui souffre, histoire de vous placer dans le contexte. Une succession d’images un peu glauques, comme si notre ami à trompe dansait un show de tap dance au-dessus de son cadavre.)
L’homme éléphant est né comme ça, à en croire ce bonimenteur, parce que sa mère a été chargée par un de ces mastodontes au quatrième mois de grossesse. Il est venu au monde pour faire peur aux gens. Quel autre emploi pourrait avoir un monstre ? Son but dans la vie est de s’exhiber pour une avalanche de piécettes dans une cassette en fer.
Jusqu’au jour où un médecin va le prendre en pitié et l’extraire de cette foire aux curiosités pour soumettre son cas à la science. Enfin… Y a-t-il une différence entre l’exposer au regard du peuple et le présenter à un colloque d’érudits ?
Et je ne vous raconte pas la suite. Je ne vous dirais même pas si ça se termine bien ou non. Vous n’avez qu’à regarder ce film.

« C’est un idiot. Dieu veuille qu’il soit idiot. »
Elephant Man de David Lynch
Une chose est certaine : je pense que tout le monde a déjà entendu parler d’Elephant Man. Le personnage s’inspire de la triste histoire de Monsieur Joseph Merrick (renommé John Merrick).
Par contre, comme l’œuvre de Lynch date un peu, je crois que beaucoup passent à tort à côté. Elle va bientôt fêter ses 40 ans, c’est donc l’occasion rêvée de la ressortir du placard.
Vous n’aimez pas les films en noir et blanc ? Regardez quand même Elephant Man.
L’action temporelle se situe dans les années 1884 à Londres. Le noir et blanc vous emmènera direct dans l’époque des hauts de forme et des queues de pie.
En outre, David Lynch, le réalisateur, maîtrise parfaitement les jeux d’ombres et de lumières ce qui rend la pellicule extrêmement esthétique. Pendant qu’il vous déroule sa petite histoire, il vous bombarde de vapeurs, de brouillards et brumes, de volutes de fumée. L’option noir et blanc permet de vous faire profiter pleinement de cette ambiance. D’ailleurs, si vous voulez prolonger l’expérience, regardez ce film dans la pénombre, avec juste quelques bougies éparpillées autour du canap’. Ou invitez Blanche Neige et les sept nains à vapoter dans votre salon. Peu importe. Tout est bon pour recréer autour de soi une douce purée de pois évocatrice de notre bon vieux Londres.
Vous n’aimez pas David Lynch ? Mulholland Drive vous laisse de marbre ? Twin Peaks et la femme à la bûche vous paraissent tous droit sortis d’un asile ?
Ben, regardez quand même Elephant Man.
OK, c’est du David Lynch, donc vous retrouverez toujours des plans éthérés, des associations d’idées et des personnages oniriques. Mais pour une fois, le récit est suffisamment linéaire et cohérent pour être apprécié par tous.
En bref, regardez ce film.

Côté scénario, on nous propose une critique de l’exploitation des personnes handicapées dans les cirques et foires, à une époque où tout ce qui n’avait pas deux bras deux jambes et une tête était considéré comme un étron infernal.
C’est une réalité : les infirmes étaient jadis brutalisés. C’est vieux comme Quasimodo. Et cela a duré à Londres jusqu’à l’année 1885 où les « expositions de phénomènes » furent enfin interdites.
Cependant, ce film a la délicatesse d’être subtil et de ne pas imposer tout de suite un jugement moral. Chacun est libre de choisir son camp et de voir évoluer sa propre opinion du début à la fin du film.
Les médecins vont chercher à mesurer l’humanité de notre éléphant afin d’offrir des pistes au spectateur. Peut-il, en dépit de sa difformité, se comporter en individu civilisé ? Est-il intelligent ? Sait-il parler ? Peut-il lire ? Ou n’est-il qu’une bête dressée à qui on peut apprendre quelques tours pour épater la galerie ? Y a-t-il de l’émotion et des sentiments sous ses deux grandes oreilles tumorales ? Est-il dangereux ? Est-il contagieux ?
Nous sommes nous-mêmes mis en porte à faux, à devoir l’étudier, l’analyser, examiner son corps, nous habituer aux formes dysharmoniques de son visage qu’il cache d’ordinaire sous un sac.
Nous voyons aussi ces gens qui continuent de lui courir après, organisant des séances de « rencontre avec le monstre » comme nous irions en amoureux au cinéma.
Mais nous observons sa progressive évolution, se terminant en apothéose lorsqu’il déclare apprécier Shakespeare et être touché par le théâtre. (…en Angleterre, citer Shakespeare, c’est comme parler d’un vin millésimé en France. Le summum du développement personnel, en quelque sorte.)
« Je ne suis pas un animal ! Je suis un être humain ! Je… suis… un homme ! »
Elephant Man de David Lynch
Côté acteur… Deux beaux noms : Anthony Hopkins dans le rôle du médecin et John Hurt dans celui de l’homme éléphant.
Ils ont plusieurs points communs : ces grands messieurs du cinéma proviennent initialement du milieu du théâtre. Ils sont touche-à-tout, John Hurt ayant commencé sa carrière en tant que peintre et Anthony Hopkins étant à ses heures compositeur. Ils aiment tous deux Shakespeare et ont joué dans Le Roi Lear. (Mais pas ensemble, pas la même année et pas le même personnage)
Au grand écran, ils ont interprété un certain nombre de rôles d’anthologie.
Anthony Hopkins, tout le monde se souvient de son incarnation d’Hannibal Lecter, qui lui a fait gagner un oscar. On l’a vu jouer dans Hitchcock le biopic. Dans Le Rite, La Faille, Mission impossible, Le Masque de Zorro, dans Nixon, Chaplin et Dracula. Il a même joué Quasimodo, Odin et Hitler. Si ça, c’est pas de la polyvalence !
John Hurt, peut-être un brin moins connu, a joué dans Midnight Express (oscar du meilleur second rôle) et dans Alien le huitième passager de Ridley Scott. Vous l’avez surement vu ou entendu sans même savoir qui il était : dans V pour Vendetta, dans quasiment tous les Harry Potter (dans le rôle d’Ollivander, le marchand de baguettes) ou encore… dans le film d’animation The Gruffalo, c’est lui qui interprète le personnage du hibou.
Je ne vais pas vous refaire toute sa filmographie qui est très fournie, mais quelques autres titres populaires où il a fait des apparitions : Le Seigneur des anneaux (pas celui de Peter Jackson, mais l’autre version de 1979. Il incarnait Aragorn) La Résurrection de Frankenstein, Deadman, Le Parfum, Snowpiercer, Crimes à Oxford, Indiana Jones, Rob Roy… Il a même joué Docteur Who dans un épisode.
Un brave gars, donc. Avec son éléphant, il a frôlé de peu l’oscar du meilleur acteur, battu cette année-là par Robert de Niro et son Raging Bull.

Elephant Man a quand même été nommé aux Oscars 1981 dans huit catégories différentes, même s’il a fait chou blanc partout. Il s’est rattrapé aux BAFTA Awards, ramassant les prix du meilleur film, meilleurs décors et meilleur acteur. C’est déjà ça.
Il faut savoir qu’Elephant Man a été un poil tourmenté dans sa production. Il a bien failli voir sa réalisation confiée à quelqu’un d’autre. À cette époque, Lynch ne disait rien qui vaille et n’avait pas encore percé dans le milieu du cinéma. C’était un scénario commandé, OK, on voulait le réaliser, mais pas n’importe comment. Même les acteurs n’accrochaient pas particulièrement à l’univers de Lynch. Quand il a commencé à parler de produire un film en noir et blanc… On peut dire qu’il a suscité des émotions chez ceux qui géraient le porte-monnaie.
Pourquoi le noir et blanc ? Tout simplement parce que Lynch aimait ça. Elephant Man était son deuxième long métrage. Le premier, Eraserhead, a été lui aussi tourné sans couleur. Lynch n’a jamais caché deux choses : son goût pour l’expressionnisme et le fait qu’Elephant Man est un hommage assumé aux œuvres de Tod Browning, qui sont… en noir et blanc.
Autre point technique : le noir et blanc permettait de gommer quelques astuces de maquillage et rendre le trucage plus discret.
Lynch avait encore du mal à l’époque à faire confiance à son équipe, il voulait garder la main mise sur beaucoup de petits détails. Il a tenté de créer lui-même le maquillage de l’homme éléphant, tout seul dans son garage… avant de comprendre que ça ne pouvait pas fonctionner. Résultat : planning de tournage décalé, retards importants et légère blessure d’orgueil. Lynch a cru qu’il allait être renvoyé. Mais ça n’a pas été le cas.
Pour l’anecdote, le maquillage de l’homme éléphant, créé en définitive par Christopher Tucker demande sept à huit heures de travail par jour pour être réalisé. Et pour l’enlever, il faut encore compter deux autres heures… Il y a du boulot. Cela obligeait John Hurt à arriver sur les plateaux à cinq heures du matin. Il commençait ensuite sa journée à midi et jouait son personnage jusqu’à tard le soir… En raison de cette contrainte, John Hurt ne bossait que deux jours sur deux.
Lynch a tout de suite eu le béguin pour le personnage d’Elephant Man. Il disait que les excroissances de sa peau lui rappelaient l’expansion industrielle, les dépôts de suie sortant des cheminées d’usine… Le corps expulsait quelque chose, produisait de la matière. Allez comprendre, ça lui plaisait bien. (C’est Lynch, quoi.) À noter, le visage de son John Merrick a été reconstitué grâce aux plâtres qui avaient été effectués post-mortem sur le véritable Joseph Merrick. Votre monstre, à l’écran, est donc la copie exacte de l’homme qui a existé, après l’ablation de sa trompe toutefois qui l’empêchait de pouvoir s’exprimer.
Lynch a toutefois revisité l’histoire de Joseph Merrick pour la rendre plus porteuse et plus agréable à regarder. Un des choix de réalisation a été de retarder le plus possible l’instant où le spectateur pourrait apercevoir le minois de l’éléphant. Le but étant de créer du suspens et de la curiosité, et de nous placer dans le rôle de ceux qui paient pour découvrir cette créature.
Pour en terminer sur ce chapitre, sachez que ce film est à l’origine — au moins un tout petit peu — de la vocation de Bradley Cooper pour le cinéma. C’est après avoir vu ce film en compagnie de son père qu’il a envisagé de devenir acteur (parait-il). D’ailleurs, et comme son prédécesseur David Bowie, Cooper a lui aussi incarné l’homme éléphant dans sa version pièce de théâtre, sur les planchers de Broadway.
Si Bradley Cooper a été convaincu, pourquoi pas vous ?

Parlons monstre maintenant.
John Merrick, l’homme éléphant, est ce qu’on pourrait nommer un monstre malgré lui.
Il est tout à fait charmant, ce bonhomme, en dehors de sa maladie contre laquelle il ne peut lutter. On s’intéresse à lui, mais malheureusement jamais pour de bonnes raisons.
Sa difformité physique n’a jamais été scientifiquement expliquée et le film présente une théorie surréaliste. Ce n’est pas parce qu’on se fait malmener par un pachyderme qu’il va vous pousser une trompe, rassurez-vous. Mais dans l’univers des cirques et des fêtes foraines, le but est de vous entraîner au-delà du réel. Il faut laisser un peu de place à la magie.
Deux hypothèses ont été avancées pour la maladie de Joseph Merrick, l’homme ayant inspiré le personnage de John Merrick : la maladie de Recklinghausen, une neurofibromatose qui produit des quantités de petites tumeurs bénignes sur la peau outre de possibles déformations osseuses et le syndrome de Protée, une maladie génétique extrêmement rare mise au jour en 1976. (Comptez une centaine de cas dans le monde entier.)
Mais peu importe le nom qu’on lui donne, cette maladie entraîne des malformations sur tout le corps et l’impression que celui-ci se recouvre peu à peu de boules de peau.
S’agissant de John/Joseph Merrick, sa difformité est spectaculaire.
C’est la raison pour laquelle, dans sa véritable histoire, il s’est de lui-même proposé pour être présenté en tant que phénomène. Il n’y a jamais été contraint et s’est ainsi produit à Londres dans un théâtre, avant que les exhibitions ne soient interdites. Il a ensuite voyagé en Belgique puis plus largement en Europe où il a pu continuer ses tournées.
L’authentique Joseph Merrick serait mort à l’âge de 27 ans de manière accidentelle, après être tombé en arrière. Le poids de sa tête était tel qu’il ne pouvait se relever sans aide et lui bloquait la respiration une fois couché sur le dos. Son corps a été vraisemblablement légué à la science. Son squelette est toujours conservé à l’hôpital du collège de médecine de Londres où il a été exposé un certain temps. Aujourd’hui, il n’est plus visible.
De lui restent des séries de photographies et la biographie écrite par le praticien qui le soigna, le Docteur Treves.

Si vous avez envie de vous plonger dans l’univers des monstres de foires et cirques, je vais vous citer des films comme Freaks : la monstrueuse parade de Tod Browning ou son équivalent musical de l’année 2018, The Greatest showman de Gracey. Si vous aimez les magiciens, regardez plutôt Le Prestige de Christopher Nolan.
Si vous désirez d’autres histoires de monstres difformes, vous pouvez vous intéresser aux créatures comme Sissy Hankshaw et les deux plus gros pouces du monde (Même les cow-girls ont du vague à l’âme de Tom Robbins). Pourquoi pas. Ou encore Mask de Peter Bogdanovich. (rien à voir avec les frères Bogdanov, c’est promis.)
Si vous souhaitez creuser la piste de l’intégration sociale, regardez Edward aux mains d’argent de Tim Burton.
Si vous voulez entendre parler d’amour, penchez-vous sur Le fantôme de l’opéra, Cyrano de Bergerac ou La Belle et la bête. Si vous rêvez de prolonger l’expérience Elephant Man, évidemment, lisez Roméo et Juliette de Shakespeare.
Souvent avec les monstres, ça commence comme un film d’horreur et ça se termine dans une pluie de pétales de rose.
(Ou pas.)
À voir les soirées pluvieuses, et dans tous les cas, au moins une fois dans sa vie.
Sources : Allociné, Wikipédia, Photos copyright 1980 BROOKSFILMS LTD. Deux autres articles sympas ici et là.
Vu et apprécié ! Comme cet article ^^
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Magistral, rien à dire sur cet exposé complet qui vante les mérites de ce film à tous ceux qui n’aiment ni David Lynch, ni les films en Noir et Blanc.
Puisqu’il a été question ici d’expressionnisme et de Freaks, j’aimerais souligner le travail extraordinaire de Freddie Francis, immense chef op’ qui officia au sein de la gothique et mythique Hammer.
J’ajoute que parmi les films de monstres de foire, on peut aussi se précipiter sur la magnifique série La Caravane de l’étrange, ou sur le film méconnu d’Edmund Goulding « le Charlatan » avec Tyrone Power.
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Ah, je ne connais pas le Charlatan ! Carnivàle, j’en ai entendu parler sans trop m’y intéresser. Elle est sortie à une période où on était déjà bien noyé sous les séries américaines. Merci pour ces titres, je note. =)
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J’aime beaucoup ta façon – érudite et aérienne – d’écrire. C’est un vrai plaisir de lecture ! Que dire de plus sur ce chef-d’œuvre ? Ton article est déjà très complet (et rempli de digressions pertinentes et jubilatoires !).
Quand on y pense, le génie de l’auteur de Blue Velvet laisse pantois. Après avoir trimé sur un poème aussi expérimental qu’Eraserhead (un cauchemar à nul autre pareil), Lynch prouve avec Elephant Man qu’il est capable de raconter une histoire de façon plus « classique » (voir aussi, à ce propos, son magnifique The Straight Story). Passer de l’un à l’autre avec une telle aisance, n’est pas donné à tout le monde. Faire naître de telles émotions, non plus. Impossible de ne pas être bouleversé par le destin de John Merrick.
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Ce que j’aime beaucoup avec Elephant Man, c’est qu’il s’agit d’un scénario écrit et plus ou moins déposé dans les bras de Lynch, en lui disant « tiens voilà, débrouille-toi avec ça ». Il a donc dû réaliser un film avec la contrainte d’une intrigue, qu’il s’est certes réappropriée, mais sans pouvoir partir dans ses délires habituels. ^^
Cela dit, si le film avait été confié à un autre réalisateur, il aurait sans doute été différent, mais tout aussi intéressant. J’aurais bien aimé avoir des versions alternatives de cette même histoire, parce qu’elle est vraiment puissante !
Je note pour The Straight story ! Je ne connais pas. 🙂
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Bonsoir, je me rappelle l’avoir vu à sortie au cinéma. Je suis sortie en pleurs de la salle. Dans la filmographie de Lynch, ce film est un ovni. Bonne soirée.
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